GOZZI (C.)

GOZZI (C.)
GOZZI (C.)

Héritier d’une vieille noblesse vénitienne déchue, Carlo Gozzi n’est pas un écrivain-né. Il ne se manifesta guère, en effet, que pour s’opposer après avoir définitivement fait son choix de la solitude. C’est pourquoi son œuvre est surtout faite de libelles et de pamphlets pleins de bruit et de fureur, d’almanachs satiriques et de poèmes burlesques dans lesquels il déverse sa bile contre ses contemporains corrompus par la philosophie matérialiste du siècle des Lumières et, plus particulièrement, contre ce bourgeois de Goldoni dont les comédies, qui bravent l’honnêteté et bouleversent l’ordre sacré de la subordination, l’exaspèrent.

Homme de théâtre lui-même, il a mis le merveilleux féerique au service de sa polémique, transformant ainsi le royaume des fées en une allégorie tantôt philosophique tantôt morale. Mémorialiste, il compte parmi les plus grands par son sens de l’observation, son humour et son pittoresque.

Un polémiste atrabilaire

Carlo Gozzi est originaire de Venise; c’est dans cette ville aussi qu’il mourut à l’âge de quatre-vingt-six ans.

Issu d’une noble famille ruinée, son éducation fut assez négligée pour qu’on puisse voir en lui un autodidacte acharné à l’étude malgré les contrariétés d’une santé précaire qui aigrit son caractère. Sa jeunesse fut celle d’un solitaire, d’une humeur taciturne et austère, ayant la littérature pour toute passion. Il écrivit «furieusement» toutes sortes de pièces, en vers ou en prose, jusqu’à vingt et un ans: il dut alors mettre fin à ses exercices de style pour prendre du service à Zara, en Dalmatie, où pendant trois ans il s’occupa des fortifications. Quand il revint à Venise, la situation économique de sa famille, qui avait beaucoup empiré, fut cause d’incessantes vexations que la mort du père ne fit qu’aggraver. Ses frères et ses sœurs se disputèrent le patrimoine avec une avidité telle qu’il lui fallut quitter la maison de ses ancêtres pour aller vivre à l’écart, en guerre contre tout et contre tous. Plus amer que jamais, il passera le reste de son existence à plaider pour soutenir ses intérêts et ceux des siens, n’ayant d’autre distraction que la fréquentation des troupes de comédiens ou celle de ses amis de l’académie des Granelleschi, société littéraire qui s’était donné pour but de restaurer le classicisme compromis par les extravagances de l’art baroque et de maintenir vivant le bon et beau langage en résistant à l’envahissement du français.

C’est au sein de cette académie qu’il fit ses premières armes de satirique en publiant, en 1757, La Tartana degli influssi (La Tartane des épidémies ), un pamphlet sous forme d’almanach en vers qui prédisait, entre autres, l’arrivée à Venise d’un bateau chargé de mauvaises comédies, celles du romanesque abbé Pietro Chiari et celles de Carlo Goldoni. D’autres libelles de la même veine suivirent qui firent apparaître un polémiste agressif, contempteur d’une société abhorrée pour toutes ses nouveautés. Le plus important d’entre eux est La Marfisa bizzarra (Marfise la Bizarre), poème héroï-comique dans le style de Luigi Pulci, paru en 1772, mais dont les dix premiers chants furent composés dès 1761. Il l’a lui-même défini «un tableau historique des mœurs corrompues de sa patrie». Les chevaliers de la cour de Charlemagne, grossièrement caricaturés, font les frais de cette satire de l’idéologie des Lumières. Car Gozzi croit au «bel ordre de la subordination» et ne conçoit pas d’autre société qu’une société hiérarchisée où chacun se tient à sa place, conscient de ses droits et plus encore de ses devoirs. Il nage à contre-courant, s’obstinant à regarder vers un passé plus mythique que réel qui lui sert de repoussoir au présent. C’est ce conservatisme qui explique pour une bonne part sa virulence contre Goldoni, auquel il reprochait notamment d’avoir souvent attribué dans son théâtre «les filouteries, les fourberies et le ridicule à ses personnages nobles et les actions héroïques, sérieuses et généreuses à ses personnages plébéiens». À l’éthique du travail implicitement contenue dans les comédies de son compatriote où triomphe le monde des marchands et des artisans, il opposait la morale abstraite des «gens de qualité», avec une hargne n’excluant pas la méchanceté. Esprit bilieux, il eut contre Goldoni les fureurs atrabilaires des misanthropes.

Le théâtre « fiabesque »

Gozzi n’écrivit jamais que pour dire son désaccord. Ainsi son théâtre «fiabesque» (de fiaba , fable) est né de son impatience devant le succès de Goldoni qui ne tenait, selon lui, qu’à la légèreté et à l’ignorance du public vénitien. Pour prouver que les spectateurs n’étaient que des enfants, il leur servit des enfantillages. L’Amour des trois oranges (L’Amore delle tre melarance , 1761) est en effet l’adaptation scénique d’un conte dont les personnages comiques sont les quatre masques de la commedia dell’arte, Truffaldino, Brighella, Tartaglia et Pantalone. Sous le travesti de la fable, les contemporains n’eurent pas de peine à reconnaître Chiari et Goldoni dont les œuvres étaient tournées en ridicule. Le triomphe remporté encouragea Gozzi à persévérer. La même année fut créé Le Corbeau (Il Corvo ), autre fable dans laquelle on vit, nous dit-il, «un miroir moral allégorique pour les monarques qui, lorsqu’ils témoignent une confiance et une amitié aveugles pour leurs ministres, sont transformés en d’abominables personnages». La polémique était dépassée. En se hissant au niveau d’un conte moral, la fiaba devenait une arme culturelle et n’allait pas tarder à être, avec L’Oiselet Beauvert (L’Augellin Belverde , 1765), dirigé contre l’éthique des Lumières, l’instrument d’un combat idéologique. C’est plus ou moins sensible à travers tout son théâtre, qu’il s’agisse du Roi cerf (Il Re cervo , 1762), tiré du recueil persan des Mille et Un Jours , de Turandot (1762), inspiré du répertoire du «Théâtre de la foire», de La Femme serpent (La Donna serpente , 1762), de la Zobéide (Zobeide , 1763), des Gueux fortunés (I Pitocchi fortunati , 1764), du Monstre bleu (Il Mostro turchino , 1764) ou de Zeim, roi des génies (Zeim, re dei geni , 1765), qui fut un échec.

Les romantiques allemands croiront trouver en Gozzi un précurseur parce qu’ils verront dans ce théâtre populaire le triomphe de l’imagination poétique, un théâtre semblant obéir aux seules lois du caprice et de la fantaisie, un théâtre enfin où le merveilleux fait intrusion dans le monde prosaïque de la réalité et où le comique s’allie avec bonheur au tragique. Il y a là quelque méprise. Le mélange des genres n’existe pas vraiment dans ces pièces où deux mondes se côtoient, celui des masques, qui parlent leur dialecte et représentent le peuple dans toute sa trivialité, et celui des héros, qui parlent en vers et incarnent de grands sentiments. Ces derniers ont la psychologie élémentaire des personnages épiques, tandis que les masques ont un destin tracé d’avance parce qu’ils existent de toute éternité. Ce sont des types qui, certes, ne manquent pas de caractère, mais qui ne peuvent évoluer en dehors de certaines limites fixées par la tradition. Ils interviennent par leurs pitreries pour détendre l’atmosphère tragique qu’essayent de créer les héros de cette épopée naïve pour vieux enfants qu’est la fiaba , théâtre en liberté, sans doute, mais aussi théâtre irrégulier, aux contours mouvants, qui mourra dans une ultime métamorphose.

Après l’échec de sa dernière fiaba , Gozzi essaya de rentrer en grâce auprès du public en écrivant des drames de cape et d’épée imités du théâtre espagnol. De ces pièces médiocres, où paraissaient encore les masques de la commedia dell’arte, on ne retiendra que Les Drogues d’amour (Le Droghe d’amore , 1777), pour le scandale provoqué par le personnage de don Adone, en qui l’on crut reconnaître un secrétaire du sénat de Venise, Antonio Gratarol. Celui-ci se vengea par un pamphlet qui poussa Gozzi à se justifier en écrivant ses Mémoires inutiles publiés par humilité (Memorie inutili pubblicate per umiltà , 1780, mais publiés en 1797), chef-d’œuvre dont le titre résume toute la philosophie de l’auteur, ce sentiment du dérisoire qui ne l’a jamais quitté. C’est assurément un des ouvrages les plus riches «de folie, d’humour, de tendresse, de pittoresque, de sagesse voilée, de larmes discrètes, de sourires dérobés» (A. Arnoux), qui nous livre en entier cet homme indépendant qui traversa le monde en étranger.

Encyclopédie Universelle. 2012.

Игры ⚽ Поможем написать курсовую

Regardez d'autres dictionnaires:

  • Gozzi — is an Italian surname, and may refer to:* Carlo Gozzi (1720 1806), Italian dramatist * Gasparo Gozzi (1713 1786), Italian critic and dramatist …   Wikipedia

  • Gozzi — ist der Familienname folgender Personen: Carlo Gozzi (1720–1806), italienischer Theaterdichter Giovanni Gozzi (1902–1976), italienischer Ringer Siehe auch Cozzi Diese Seite ist eine …   Deutsch Wikipedia

  • Gozzi — Gozzi, 1) Gasparo, Graf G., geb. 1713 in Venedig; verheirathete sich mit Louise Bergalli (geb. 1703 in Venedig, bekannt durch ihre musikalischen Dramen Agide, Re di Sparta, Vened. 1725, La Bradamante, ebd. 1747, u.a., durch Übersetzungen der… …   Pierer's Universal-Lexikon

  • Gozzi — Gozzi, 1) Gasparo, Graf, ital. Dichter, geb. 4. Dez. 1713 in Venedig, gest. 25. Dez. 1786 in Padua, verriet früh eine ausgeprägte Liebe zur schönen Literatur und wurde in ihr bestärkt durch seine Bekanntschaft mit der Malerin und Dichterin Luiie… …   Meyers Großes Konversations-Lexikon

  • Gozzi — Gozzi, Carlo, Graf, ital. Lustspieldichter, geb. 13. Dez. 1720 zu Venedig, gest. 6. April 1806; verteidigte die alte Commedia dell arte gegen Goldoni bes. durch effektvolle dramat. Märchen (»Fiabe«), am bekanntesten (durch Schillers Bearbeitung)… …   Kleines Konversations-Lexikon

  • Gozzi [1] — Gozzi, Graf Gasparo, Schriftsteller, geb. 1713 zu Venedig, gest. 1786 zu Padua, schrieb kritische und moralische Abhandlungen, die sich vor allem durch Reinheit der Sprache auszeichnen. G. war ein geistreicher Vertheidiger Dantes, lieferte neben… …   Herders Conversations-Lexikon

  • Gozzi [2] — Gozzi, Graf Carlo, Bruder des Vorigen, wohl der ausgezeichnetste Lustspieldichter Italiens, geb. 1722 zu Venedig, gest. 1806, trat dem durch Goldoni und Chiari eindringenden französ. Lustspiele wirksam entgegen, indem er das nationale Lustspiel… …   Herders Conversations-Lexikon

  • Gozzi — (Carlo) (1720 1806) écrivain italien, rival de Goldoni, auteur de fiabe (fables transcrites pour la scène): l Amour des trois oranges, Turandot …   Encyclopédie Universelle

  • Gozzi — Sommaire 1 Famille patricienne de Venise 2 voir aussi 3 Patronyme 4 Toponyme 5 Sources …   Wikipédia en Français

  • Gozzi — Gọzzi,   1) Carlo Graf, italienischer Dichter, * Venedig 13. 12. 1720, ✝ ebenda 4. 4. 1806, Bruder von 2); verteidigte gegen C. Goldonis Reformbestrebungen die Commedia dell Arte, für die er zehn Märchenspiele (»Fiabe«) schrieb. Den Stoff dazu… …   Universal-Lexikon

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”